Althusser en Conjonctures - Partie II
- NAJIB BENSBIA
- 6 déc. 2024
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La stratégie eurocommuniste, dont le PCI est le véritable moteur, et qui peut être considérée elle aussi comme une confrontation avec les impasses historiques de la perspective communiste, s’oppose directement à toute hypothèse de consolidation d’un contre-pouvoir visant la rupture avec/de l’État capitaliste. La ligne du PCI apparaît même, aux yeux de ses critiques de gauche, comme une réaction face à l’exception que représente l’Italie, en tant que seul pays capitaliste-avancé caractérisé par une situation pré-révolutionnaire, et cela grâce à la susdite alliance ouvriers-étudiants qui s’était configurée en 1968 et qui se poursuivait encore en 197716.

Louis Althusser
Par Andrea Cavazzini et Fabrizio Carlino I Cahiers du GRM/Open Edition
Les ressorts et la généalogie de cette ligne sont évidemment très complexes, et débordent de loin le seul cadre italien. Parmi les traits singuliers du « laboratoire » italien, il faut compter aussi la singularité du Parti communiste, la puissance de sa « tradition théorique (…) sans commune mesure avec celles des mouvements ouvriers français, portugais, espagnol »17 et « la qualité politique de son groupe dirigeant (…) intellectuels de haute volée, formés à l’action politique dans le feu de la vague révolutionnaire de 1917-1921 »18. C’est au sein de la puissante vague révolutionnaire « conseilliste » qui secoue l’Europe entre la première guerre mondiale et les débuts de la contre-révolution fasciste que se forme ce groupe dirigeant, qui va traverser la clandestinité, l’exil, la guerre d’Espagne et la Résistance, dans le contexte de l’affrontement mortel entre le Komintern et les régimes fascistes européens. En outre, la dépendance politique et intellectuelle du PCI à l’égard du paradigme stalinien est assez limitée et déterminée en première instance par une adaptation réaliste aux rapports de force en URSS et dans le Komintern (dont dépend, pendant toute la période de l’entre-deux guerres, l’existence politique et matérielle des dirigeants du Parti) : comme le rappelle Henri Weber, le PCI promeut au sein du mouvement communiste un « polycentrisme », une pluralité et une autonomie des stratégies politiques des Partis communistes, dont les racines remontent aux débats au sein de la Troisième internationale d’avant la glaciation stalinienne, et notamment aux positions de Nikolaï Boukharine19.
Si donc le PCI a cessé d’être un parti stalinien au sens strict (…) sa déstalinisation ne constitue pas un retour aux sources léninistes. Elle est simultanément une dé-bolchevisation. Elle s’est faite sur la droite (…). Le dépérissement des cellules – notamment des cellules d’entreprises – comme unité politique de base s’est poursuivi (…). Au sein de l’appareil, le poids de la bureaucratie d’État (élus divers, fonctionnaires des administrations locales et nationales) s’est accru par rapport à celui de la bureaucratie syndicale. Le mouvement d’autonomisation par rapport à l’Union soviétique est simultanément un mouvement d’adaptation à la bourgeoisie nationale et à son État : au sein de la société italienne, le PCI assume une fonction analogue à celle de la social-démocratie allemande d’avant 1914. Parti ouvrier bureaucratique il cherche à rationaliser la société existante, non à la révolutionner. Son ambition, selon le mot de Rossana Rossanda, est de « transformer toute l’Italie en Émilie Romagne », c’est-à-dire en société co-gérée par le mouvement ouvrier et la bourgeoisie20.
Ce processus de « social-démocratisation » au cours duquel le PCI « assume une fonction de médiation entre les intérêts de la classe ouvrière et ceux de l’État bourgeois »21 finit par transformer le Parti en « parti ouvrier-réformiste d’origine stalinienne : un parti national communiste »22.
Les motifs qui expliquent cette évolution sont nombreux et il est impossible ici d’écrire l’histoire du PCI. Certes, le Parti sort de la clandestinité et devient une organisation de masse uniquement avec la Résistance, alors que, dans l’après-guerre immédiat, la crise du stalinisme commence déjà à se manifester. En outre, le PCI en 1947 doit faire face à un durcissement des attaques des classes dominantes alors même que s’annonce la Guerre froide, et l’affirmation de la nécessité d’entreprendre une « voie pacifique vers le socialisme », faite par le secrétaire général Palmiro Togliatti (1893-1964), déjà haut dignitaire du Komintern, est perçue comme une ruse machiavélique – ce dont le secrétaire du Parti devait se défendre encore en 1956, au moment de la déstalinisation.
Mais ce n’est pas par la situation particulière de l’Italie que l’on peut expliquer de manière satisfaisante le choix stratégiques du PCI, car ce Parti, comme tous les autres Partis communistes, est d’abord inscrit dans les rapports internes au mouvement communiste international. Il faut rappeler avant tout que la conscience aiguë chez Togliatti des contraintes, non moins « de fer » que le célèbre rideau, imposées par le partage du monde entre les deux grandes puissances, l’URSS et les USA, rendait nécessaire, pour le PCI ainsi que pour tous les Partis communistes d’Europe occidentale, l’invention de manières viables d’exister – en tant qu’organisations liées structurellement à Moscou – au sein de systèmes politiques que les accords de Yalta assignaient durablement au camp atlantique.
Quoi qu’il en soit, dans le renversement de la doctrine marxiste-léniniste opéré par Togliatti, à partir d’une certaine lecture de Gramsci23, la démocratie représentative bourgeoise peut désormais être le lieu où s’opère la transition au socialisme. Dans les sociétés complexes la démocratie directe relève de l’utopie ; par conséquent, « la démocratie des conseils ouvriers ne se substitue pas à la démocratie parlementaire bourgeoise, mais s’y intègre, comme le préconisaient déjà les austro-marxistes ou les sociaux-démocrates des années 20 »24. C’est l’idée de la démocratie progressive qui s’affirme, selon laquelle le processus de démocratisation, dans le cadre des institutions bourgeoises, peut mener à franchir un seuil « où les réalités sociales changent de signe : la démocratie politique cesse d’être formelle et devient réelle » et « le mode de production dominant cesse d’être capitaliste et devient socialiste »25.
La stratégie eurocommuniste ne serait-elle donc que « le dernier avatar sophistiqué du réformisme gradualiste, comme le proclame l’extrême gauche »26, un avatar que le PCI aurait construit patiemment dès la fin de la guerre mondiale ? Pour répondre à cette question, il est particulièrement important de reconnaître le rôle du « compromis historique » en tant que composante spécifique dans la genèse de la stratégie de l’eurocommunisme. Proposée par le secrétaire général Enrico Berlinguer (1922-1984) en 1973 suite au coup d’État de Pinochet au Chili, cette tentative de trouver un accord avec le parti de la Démocratie Chrétienne (DC), en vue d’un gouvernement partagé du pays, se fonde sur la nécessité, maintes fois revendiquée, de tisser des alliances, une idée remontant au « Front unique de classe » élaboré par le IIIe et IVe Congrès de l’Internationale Communiste. Certes, la perspective de cette ligne n’était pas, en ce moment, simplement réformiste : l’alliance qu’il s’agissait d’établir dans les années 1920 était entre deux fractions de la classe prolétaire, l’une réformiste, encadrée par les organisations sociales-démocrates, l’autre révolutionnaire, adhérant aux organisations communistes, et ce dans le but de déplacer la première fraction de la classe vers les positions de la seconde. L’alliance était ainsi censée se faire à travers l’identification d’intérêts communs aux travailleurs et dirigés contre les classes dominantes. Cependant, dans le contexte italien des années 1970, la stratégie « frontiste » semble impliquer plutôt une collaboration entre les secteurs ouvriers contrôlés politiquement par le PCI et les classes dirigeantes qui s’expriment en particulier dans le parti de masse catholique.
C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la prudence dont fait preuve, en 1977, Giorgio Amendola (1907-1980). Ce représentant de l’aile droite du Parti, interviewé par Henri Weber, hésite en effet à parler d’eurocommunisme, car « il n’y a pas d’eurocommunisme. Il y a autant de stratégies spécifiques que de partis communistes »27. Selon lui, c’est de la faible unité nationale propre à l’État italien – ce qui le différencie profondément de la formation étatique française – que découle la nécessité de ce qu’on peut considérer comme une « politique de collaboration de classe » menée au nom du salut du pays. Le poids qu’ont les catholiques dans la société italienne semble jouer un rôle non négligeable aussi dans l’absence d’un consensus autour d’une perspective révolutionnaire, « la grande majorité » n’étant pas « convaincue » par le projet socialiste28 : il y a eu d’énormes conquêtes en termes de démocratie en Italie depuis la Libération – les Italiens veulent donc aujourd’hui défendre tout simplement ces conquêtes. Même le succès de la DC s’explique ainsi : ce sont « des voix de paysans, d’employés, d’artisans, de gens du peuple »29. Mais déjà dans l’entre-deux guerres, « les chômeurs s’en fichaient de la dictature du prolétariat, ils voulaient du travail tout de suite »30, ce sur quoi s’était d’ailleurs appuyée la propagande fasciste. Et encore aujourd’hui, conclut Amendola, « les gens » ne veulent pas la dissolution du système, mais la préservation et l’amélioration des conditions de vie pour les masses dans la société actuelle31.
A suivre...
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Notes :
16 Sur la chronologie et les enjeux théorico-politique de la « séquence rouge » italienne, en particulier du point de vue du clivage entre la « gauche historique », dont le PCI est l’organisation dominante, et la « Nouvelle Gauche », voulant au contraire prolonger l’effervescence politique et sociale en Italie par un renouvellement des paradigmes intellectuels et stratégiques du mouvement ouvrier, voir A. Cavazzini, Le printemps des intelligences. La Nouvelle Gauche en Italie, OpenEdition, 2010, https://www.google.com/search ?client =firefox-b-d&q =cavazzini+printemps+des+intelligences.
17 H. Weber, Parti communiste italien : aux sources de l’eurocommunisme, op. cit., p. 10.
18 Ibid., p. 33.
19 Sur ces positions, et leur retentissement sur les stratégies du PCI, voir Ernesto Ragionieri, La terza Internazionale e il Partito comunista italiano : saggi e discussioni, presentazione di Franz Marek, Turin, Einaudi, 1978. Palmiro Togliatti, qui est le véritable fondateur du PCI en tant que force politique intégrée dans la constitution matérielle italienne, réaffirmera cette approche polycentrique dans son dernier texte le Memoriale di Yalta (1964).
20 H. Weber, Parti communiste italien : aux sources de l’eurocommunisme, op. cit., pp. 35-36. Rossana Rossanda (1924-2020) a été une dirigeante du PCI avant de donner vie à l’expérience de Il manifesto, une groupe scissionniste issu de l’aile gauche du Parti et appartenant à l’archipel de la « Nouvelle Gauche » et devenu par la suite un quotidien national. C’est le groupe de Il manifesto qui organise le colloque de Venise sur les « sociétés post-révolutionnaires » auquel participe Althusser à la fin des années 1970. La critique de l’eurocommunisme chez Althusser, et de sa version italienne en particulier, recoupe d’ailleurs à plusieurs égards les critiques de la Nouvelle Gauche italienne. Sur ce rapprochement, des recherches plus précises restent à mener. Il semble toutefois indéniable que, à la fin de la décennie 1970, Althusser tend à épouser davantage la lecture de la conjoncture italienne faite par la Nouvelle Gauche (dont la boutade de Rossanda est une expression) que celle donnée par le PCI. Sur ces points, cf. A. Cavazzini, Le printemps des intelligences. op. cit.
21 H. Weber, Parti communiste italien : aux sources de l’eurocommunisme, op. cit., p. 36.
22 Ibid., p. 37.
23 Sur la lecture de Gramsci par Togliatti (et par Althusser critique de l’eurocommunisme), cf. A. Cavazzini, « Transformer les idées existantes en idées révolutionnaires : la bataille des idées selon Gramsci », in Contretemps, 3 juillet 2023, https://www.contretemps.eu/gramsci-bataille-idees-hegemonie/
24 H. Weber, Parti communiste italien : aux sources de l’eurocommunisme, op. cit., p. 43.
25 Ibid., p. 42.
26 Ibid., p. 47.
27 Giorgio Amendola, interviewé par H. Weber, Parti communiste italien : aux sources de l’eurocommunisme, op. cit., p. 93.
28 Ibid., p. 75.
29 Ibid., p. 76.
30 Ibid., p. 77.
31 Ibid., p. 78.
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