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Althusser en Conjoncture - Partie III


Louis Alkthusser


Par Andrea Cavazzini et Fabrizio Carlino I Cahiers du GRM

 Le point crucial finit par être le consensus des masses populaires, dominées par une représentation du monde irréductiblement liée à l’influence de l’Église. Le PCI ne ferait que prendre en compte, dans l’élaboration de sa stratégie, ces spécificités qui sont d’ordre idéologique. Amendola peut alors aisément se défendre de l’accusation d’avoir cédé à la social-démocratie : le PCI reste communiste, dans la mesure où les réformes qu’il vise portent sur la production et ont encore pour but un changement structurel, ne se limitant pas au domaine de la distribution ou à la gestion de la société actuelle32.

 

Si nous nous sommes consacrés à reconstruire ces aspects historiques et programmatiques de la ligne du PCI entre 1945 et la fin des années 1970, c’est parce qu’ils permettent de saisir les implications de la stratégie eurocommuniste et de l’opposition menée à son égard par Louis Althusser.

 

Dans les positions d’Amendola, on l’a vu, il n’est plus vraiment question de rationaliser ou de transformer graduellement la société italienne, mais de la stabiliser autour, d’une part, des acquis sociaux et économiques prédéfinis, et, d’autre part, de la représentation de couches sociales dont il s’agit de capter le consensus à partir de leur situation « intellectuelle et morale » donnée. L’adaptation de l’action et des objectifs du Parti à l’état donné de la société devient donc le seul principe d’orientation hormis des buts de plus en plus vagues concernant les « réformes » futures : concrètement, le PCI devient un facteur de conservation du statu quo au nom du respect de la singularité des conjonctures et de l’autonomie des stratégies. Dans le jargon althussérien des années 1960, que le philosophe français mobilise volontiers contre Gramsci, Amendola incarne une position hyperempiriste, qui dissout toute considération stratégique dans la particularité incomparable de chaque situation nationale-régionale, et finit par évacuer la dimension internationale, voire mondiale, des enjeux que l’eurocommunisme exprime (sans nécessairement les conceptualiser ni les aborder de manière adéquate).

 

Les remarques de Weber concernant le poids de la bureaucratie étatique au sein du PCI et le rétrécissement des noyaux d’organisation de base, notamment dans les lieux de la production industrielle, signalent la même tendance qui fait surface dans les mots d’Amendola. Le PCI tend à cesser d’exister comme parti militant, doté d’une autonomie structurelle à l’égard de l’État, pour devenir une organisation de professionnels de la médiation sociale et de la fabrication du consensus électoral ; il renonce à son statut de centre d’organisation et de maîtrise des processus sociaux en réduisant son rôle à celui de la représentation d’intérêts – et aussi, de plus en plus, d’opinions et d’imaginaires socio-culturels – déjà constitués ; il liquide finalement sa fonction d’analyse et de déconstruction des idéologies dominantes en se consacrant à la simple expression de « mentalités » et de « visions du monde » prises dans leur immédiateté.

 

Or ces dérives sont de nature à éclaircir ce qu’Althusser vise en s’opposant à la liquidation de la dictature du prolétariat par le PCF. Alors que son opposition interne se concentre aussi sur des aspects propres au Parti français – notamment la brutalité de ses pratiques staliniennes, particulièrement visées dans Ce qui ne peut pas durer dans le Parti communiste – le philosophe s’attaque néanmoins à des implications communes à toutes les organisations engagées dans la voie « eurocommuniste » et dont le PCI semble fournir le paradigme, du fait justement de la qualité exceptionnelle de ses dirigeants et de ses militants : il révèle d’une manière frappante les impasses inextricables d’un Parti paralysé, indissociable de l’État dont il devient un simple appareil, donc entièrement passif et subalterne, tant dans ses pratiques quotidiennes que dans la formulation de ses objectifs généraux et dans ses modalités discursives, par rapport à la logique des rapports de production et de la forme-État capitalistes. Il ne fait aucun doute que l’impasse des communistes italiens représente virtuellement un destin, non seulement du courant eurocommuniste, mais du mouvement communiste en tant que tel…

 

De ce point de vue, les formules d’Amendola sont symptomatiques, et diamétralement opposées à tout ce qu’Althusser a pu dire sur la politique et le marxisme au cours des années 1970. Le Parti doit veiller à ne parler aux « gens » que de ce qu’ils veulent ; car les « gens » savent ce qu’ils veulent (et ils ne veulent que ce qu’ils savent), donc ils veulent uniquement ce qu’ils veulent… Ainsi, les « volitions » et les « intérêts » sont pleinement identiques à eux-mêmes, ne sont que ces « intérêts-et-volitions »-là ; ils deviennent aussi transparents et évidents que ces « gens » d’où toute distinction et composition sociales, idéologiques, politiques, etc., ont été évacuées – et dans cette transparence forcée, par laquelle le Parti ne retrouve chez les « gens » que l’indistinction de ses propres catégories d’analyse et d’auto-analyse, ce qui disparaît, grâce à la circulation continue du sens au sein du discours idéologique, c’est la possibilité que le Parti puisse introduire une distance ou des distances entre soi et soi, entre soi-même et l’État, entre les « gens » et ce qu’ils croient vouloir et savoir, entre les « gens » et eux-mêmes – en entendant leur « mêmeté » au sens de ces identifications massives qui transforment une multiplicité humaine, souvent à ses propres yeux que rien ne distingue alors des yeux de ceux qui souhaitent la gouverner – en des simples « gens »… ; la possibilité disparaît surtout que, mis à l’épreuve d’une action réelle de transformation des rapports sociaux, et non simplement ciblés par des agences spécialisées dans la satisfaction de leur besoins immédiats, ceux qu’on qualifie de « gens » parviennent à se transformer eux-mêmes, à vouloir et à savoir, et en somme à exister, autrement qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici, tels que l’État et le capital les ont faits.


La « dictature du prolétariat », telle qu’Althusser la défend, résume précisément ce statut du Parti communiste, la « distance prise » qu’il incarne par rapport aux appareils d’État et à toute logique de reproduction à l’identique des rapports sociaux dominants – jusqu’à ouvrir sur son propre débordement, sur sa propre contestation, voire sur son propre dépassement, par d’autres pratiques, d’autres formes organisationnelles, surgissant depuis ce que l’époque appelle le « mouvement des masses », et par lesquelles un Parti communiste « authentique » doit se laisser inquiéter et déconstruire au nom de la fidélité à sa fonction d’analyse – mot qui signifie « division », comme on sait, et qu’affectionnent tant Lénine que Freud.

 

Ainsi, vers la fin des années 1970, Althusser semble concentrer ses efforts dans l’intervention sur l’idéologie qui soutient la fusion entre le Parti et l’État, laquelle ne concerne plus que le blocage qu’a connu l’Union soviétique, mais constitue aussi, dans un tout autre sens, un danger mortel pour les partis communistes d’Europe occidentale. Si la stratégie eurocommuniste ne peut pas marcher, c’est avant tout à cause de l’absence de toute « analyse concrète de la situation concrète ».

 

Dans ce vide d’analyse, s’infiltre la théorie gramscienne de l’hégémonie, telle qu’Althusser la comprend, à savoir comme étant l’opérateur d’une confusion entre l’État et la société civile. Remplacée par la notion d’hégémonie, « la question de l’État se trouve pratiquement et théoriquement évacuée »34. Il en va de même de la conquête de l’État, qui se trouve réduite à celle de la « conquête de la société civile »35. Or une telle conquête finit par représenter, faute d’une pratique « analytique » adéquate, l’absorption du Parti par les normes et les relations dominantes au sein de la société civile elle-même. Et finalement elle se réduit, par un renversement paradoxal, à l’identification de tout horizon politique avec le renforcement et la rationalisation de l’État.

 

Il est significatif qu’Amendola n’arrive à lire les spécificités de l’histoire italienne, tel le poids du catholicisme dans la vie politique et sociale de la Péninsule, que comme des stigmates marquant une arriération et une immaturité persistantes de l’Italie par rapport à un idéaltype de société et d’État capitalistes-bourgeois dont la valeur « progressiste » est tacitement présupposée – et ce, malgré l’insistance sur l’importance de l’investissement de la société civile, que l’on continue toutefois de concevoir comme une réalité passive et informe. Comme le rappelle Henri Weber, « contrairement à l’État français, unifié et centralisé de longue date, l’État italien n’encadre que depuis un siècle des populations riches en traditions et en histoire »36 ; et, selon Didier Motchane que cite H. Weber, « l’État, cet axe idéologique de la conscience française, n’a jamais été en Italie, en tant qu’institution et en tant que concept, le fondement et la garantie de l’ordre social »37. Constat qu’on s’interdira d’interpréter hâtivement comme un symptôme de sous-développement ; mais qui peut suggérer à quel point était ambiguë la stratégie d’un Parti communiste qui, pour s’intégrer pleinement à un État faible, estimait devoir d’abord le renforcer et même l’organiser…

 

C’est pourquoi l’on peut dire que l’obsession du PCI de « sauver » l’État italien de ses propres défaillances aura eu comme résultat un déni persistant à l’égard de ce qui a fait la véritable puissance du Parti et de ses organisations, à savoir la création d’un maillage social « moléculaire », d’un système complexe de formes de vie, d’apprentissages et d’expériences collectives pleinement en mesure de rivaliser avec les structures bien plus anciennes de l’Église catholique. Et que ce déni frappant ses propres virtualités, en faveur du primat stratégique et moral de la forme-État – laquelle devient dès lors une valeur et une fin en soi, remplaçant de facto la perspective socialiste ou communiste – aura contribué à la décomposition sociale, politique et idéologique des populations italiennes au moment de la crise du mouvement communiste et de ses formes de militantisme diffuses, remplacées par l’atomisation et la passivité de masse, le rapport purement spectaculaire et électoral à la politique et finalement la consommation des marchandises comme seul horizon de sens disponible pour l’homme ordinaire.

 

Tout cela n’est pas entièrement thématisé par Louis Althusser dans sa lutte contre l’évolution du PCF. Mais les positions du philosophe français ne peuvent être entièrement entendues sans faire référence à ces enjeux dont il n’a peut-être pas eu une conscience parfaitement claire, mais dont il a pu pressentir la nature en observant la démoralisation et la décomposition de la pratique militante provoquées par certains phénomènes qui ne se limitent pas aux entités staliniennes. La passivisation de la « base », la transformation des militants en spectateurs des décisions de la Direction et en consommateurs du culte spectaculaire des personnages médiatiques, la concentration du pouvoir réel dans la strate des fonctionnaires, des élus et des communicants : tout cela annonce des métamorphoses de la sphère politique qui auraient rendu bientôt caduc l’espoir d’une transformation de la société opérée sous le primat de la politique parlementaire.

 

En défendant le concept de la « dictature du prolétariat », Althusser continue de s’inscrire dans l’idée d’une « société » communiste militante et confessante – qu’il n’est pas absurde de comparer à l’Église, et notamment, malgré les racines catholiques d’Althusser, aux communautés horizontales et disséminées protestantes encore plus qu’à la structure hiérarchique de l’Église romaine - , où tout membre est immédiatement responsable de ses actes et de ses dires, et de tous ses camarades pris dans l’effort commun d’acquérir une plus grande maîtrise des destinées générales.

 

Cette figure aussi serait devenue inopérante à la fin des années 1970, à peu près au même moment que la voie eurocommuniste. Il est sans doute excessivement ardu de dire si, aujourd’hui, leur remémoration peut avoir un sens autre qu’archéologique.

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Notes :

 

32 Cf. ibid., p. 79. Sur le consensus, cf. aussi l’interview de H. Weber à Reichlin, ibid., p. 155.

33 L. Althusser, Que faire ?, Paris, PUF, 2018, p. 131.

34 Ibid., p. 136.

35 Ibid.

36 H. Weber, Parti communiste italien : aux sources de l’eurocommunisme, op. cit., p. 21.

37 Citation tirée de la Préface à Dominique Grisoni et Hugues Portelli, Luttes ouvrières en Italie, Paris, Aubier, 1976, p. 178.

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