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Deux dates, une même déviance : le totalitarisme 

Le discours prononcé par le vice-président américain JD Vance à Munich (14 février 2025) marque une rupture transatlantique lourde de conséquences. Qu’il s’agisse des principes démocratiques ou des enjeux de sécurité du continent, l’Europe ne peut plus compter sur l’appui des États-Unis, et doit réapprendre à se défendre.



En moins d’un siècle, le nom de Munich aura été associé deux fois à un basculement du continent européen. Non pas un basculement dans l’inconnu, car en 1938 comme aujourd’hui, l’événement marque l’accélération de mouvements de fond, au moins autant qu’une rupture. Mais un basculement hors des règles de la politique et de la diplomatie telles qu’elles existent encore, au profit du coup de force. La comparaison historique s’arrête là : en 1938, les dirigeants européens signaient eux-mêmes les accords iniques qui devaient leur « éviter la guerre ». En 2025, c’est par-dessus leur tête que s’est ouvert un dialogue entre la Russie de Poutine et les États-Unis de Donald Trump, qui engage pourtant l’avenir et la sécurité du continent. Sonnée par la brutalité du discours du vice-président américain J. D. Vance, l’Europe se retrouve brusquement orpheline d’une relation transatlantique sur laquelle elle se reposait depuis 1945, tandis qu’une étape de plus est franchie dans l’effondrement de l’ordre international.


Car cette rhétorique hostile rappelle un précédent tournant, pris à Munich dès 2007, lorsque devant la même conférence de sécurité européenne, Vladimir Poutine avait prononcé un discours que nous n’avons pas voulu entendre, à l’époque, comme une déclaration de guerre adressée à l’Occident libéral. Dans cet intervalle d’une quinzaine d’années, un double phénomène de déconsolidation démocratique s’est mis en marche. Le premier relève de la montée en puissance de ce que Hamit Bozarslan a appelé l’anti-démocratie au xxie siècle, dont les régimes russe, iranien et turc représentent les archétypes. Des régimes où « le Léviathan s’est transformé en Béhémoth, cherchant à assurer sa survie par la destruction de sa société1  ». Où l’État mêle son pouvoir à celui de milices ou de groupes mafieux, anéantissant les repères collectifs et y substituant la revanche – sur l’histoire, et sur les autres – comme seul horizon.


Mais la déconsolidation est aussi venue de l’intérieur des démocraties elles-mêmes, où des forces à la fois anti-égalitaires et anti-libérales, incriminant les pesanteurs du légalisme et de la séparation des pouvoirs, n’ont cessé de gagner du terrain2. Réduisant la démocratie à un principe plébiscitaire qui consiste à concentrer le pouvoir dans les mains de l’exécutif, ces forces n’ont jamais caché leur fascination pour les anti-démocraties, dont elles louent la supposée puissance. Dans ce mouvement général, la réélection de Donald Trump a été un point de coalescence. Désormais soutenu par une coalition de courants anti-démocratiques qui travaillent la société américaine depuis plusieurs années, le nouveau président et son administration se sont immédiatement tournés vers les autocrates de ce monde, Vladimir Poutine en tête, pour faire valoir leurs convergences de vues. Il n’aura fallu que quelques semaines pour que s’impose une nouvelle vision schmittienne, où la politique est réduite à la dialectique ami/ennemi, et l’ordre international à un champ de forces.

L’Union européenne vacille sous le choc.


Il y a six mois seulement, les élections du nouveau Parlement, premier rendez-vous électoral européen depuis l’invasion russe, avaient donné un relief nouveau à l’enjeu du soutien à l’Ukraine dans les débats publics nationaux. Nous mesurons à présent que le compte n’y était pas : non seulement la réalité de la menace russe était largement sous-estimée en Europe, mais le risque d’un basculement américain l’était aussi. Depuis quelques semaines, la notion de « bouclier européen de la démocratie », du nom d’une nouvelle commission spéciale chargée de lutter contre les ingérences étrangères en Europe, fait florès. On ne peut que saluer la prise de conscience – quoique tardive – des effets conjugués de tentatives de déstabilisation, hier russes et aujourd’hui américaines, qui toutes tendent à renforcer les extrêmes droites et leur programme, accélérant encore la déconsolidation démocratique de l’Union elle-même et de ses États membres. Et la violence du discours du Vice-président américain aura au moins eu pour mérite d’affermir les dirigeants européens dans leur appréciation de ce qui était « inacceptable ». Mais comment croire qu’il suffirait aujourd’hui à l’Union européenne de se protéger, bien à l’abri derrière ses frontières, tandis que les Ukrainiens paieraient seuls le prix de l’opposition à la politique russe des « grands espaces » ?


C’est donc un moment de vérité qui se présente à l’Europe, et à celles et ceux qui, en son sein, veulent continuer de défendre le projet démocratique dont elle est née. Et il se pourrait que le mot « défendre » se charge, dans les mois et les années qui viennent, d’une signification de moins en moins métaphorique. Tocqueville, dans un passage peu commenté de De la démocratie en Amérique (t. II [1840], 3e partie, ch. xxiv), avait mis en évidence ce paradoxe : quoique fondamentalement pacifiques et rétives à la guerre, les sociétés démocratiques, quand elles n’ont d’autre choix que de s’y engager, se révèlent plus à même de la gagner, soutenues par une solidarité, une énergie civique et une culture de la liberté dont elles connaissent la valeur. Renonçant à un confort moral qui fut aussi l’une des réussites paradoxales du projet européen, il nous faut aujourd’hui cesser de croire que celles-ci sont acquises.

Il en va de la démocratie en Europe.

ESPRIT - Éditorial


Notes :

 

1. Hamit Bozarslan, « Anti-démocraties et démocraties dans les années 2020 », Esprit, octobre 2020. Voir également L’Anti-démocratie au xxie siècle. Iran, Russie, Turquie, Paris, CNRS Éditions, 2021.

2. Voir le dossier coordonné par Michaël Fœssel et Jonathan Chalier, « Le mythe de l’impuissance démocratique », Esprit, octobre 2020.

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