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Et la gauche fut créée...

La prise de la Bastille, survenue le mardi 14 juillet 1789 à Paris, est l'un des événements inauguraux et emblématiques de la Révolution française. Cette journée, durant laquelle la Bastille est prise d'assaut par des émeutiers est, dans la tradition historiographique, considérée comme la première intervention d'ampleur du peuple parisien dans le cours de la Révolution et dans la vie politique française. C’est cet événement qui créa ce qui sera désormais le moteur de l’histoire de la lutte des classe : la gauche.


Illustration Lucille Clerc pour « Le Nouvel OBS »


Par Guillaume Mazeau (historien) I Le Nouvel Obs*

Six semaines après la prise de la Bastille, un débat surgit à l’Assemblée : faut-il accorder un droit de veto au roi ? Les députés « pour » se rangent à la droite du président de séance, les « contre » en face… L’historien Guillaume Mazeau nous raconte le jour où tout a commencé.

Pour aller plus loin

 

Et la gauche fut. Le 28 août 1789, juste après le vote de la «Déclaration des droits de l’homme et du citoyen », le débat sur la place du roi dans la Révolution brise l’unanimité : entre ceux qui veulent préserver son pouvoir de sanctionner les lois et ceux qui rejettent le droit de « veto », tout compromis semble impossible. Dans l’hôtel des Menus-Plaisirs, à Versailles, où siège l’Assemblée constituante, l’occupation de l’espace s’en trouve changée. Tandis que les premiers se regroupent à la droite du président, les seconds se rassemblent du côté opposé, donnant naissance à la fameuse partition de la vie parlementaire française entre « la » gauche et « la » droite. C’est du moins ce qu’écrivent Philippe Buchez et Pierre-Célestin Roux-Lavergne, dans leur « Histoire parlementaire de la Révolution française », au milieu du XIXe siècle. Mais est-ce si vrai ? Entre 1789 et 1799, le mot de « gauche » n’est jamais employé comme il l’est aujourd’hui. Au lieu des partis et des familles politiques que nous connaissons, il existe des groupes aux contours flous et aux solidarités mouvantes sans cesse bousculées par les dynamiques imprévisibles de la Révolution.

 

Dès 1787, de nombreuses voix déploraient la polarisation entre les « factions » ou les « partis » qui, selon elles, brisaient l’harmonie de la monarchie absolue. Se présentant comme les défenseurs de la liberté, les « patriotes » impulsent la dynamique de radicalisation qui, deux ans plus tard, mène à la Révolution – et à l’apparition du « côté gauche ». Il est minoritaire : seuls 143 députés s’opposent à toute forme de veto royal le 11 septembre 1789. D’autres rejoindront les 673 qui se prononcent pour un veto suspensif.


Leur identité collective est fragile : on les appelle les « démocrates », les « nationaux » ou même le « parti populaire ». Toutefois, ils ont un dénominateur idéologique commun, fondé sur la souveraineté nationale, la liberté individuelle, l’égalité, l’assistance sociale, la résistance à l’oppression et la fraternité universelle. Certains d’entre eux sont également sensibles aux souffrances des plus humbles, comme Louis Pierre Dufourny de Villiers, auteur des « Cahiers du quatrième ordre ».

 

Utopies émancipatrices

La plupart des révolutionnaires, surtout les plus décidés, viennent du tiers état. Les origines provinciales et les combats antérieurs ont structuré certains engagements. Issu des luttes menées à Rennes dès 1788, le Club breton, animé par Le Chapelier ou Lanjuinais, correspond avec les Dauphinois ou les Angevins. Une partie du bas clergé participe aussi à la lutte contre les abus : dans les années 1780, vicaires et curés prennent souvent la défense des intérêts du peuple, léguant à la gauche future une tradition chrétienne et sociale.

 

Si l’année 1789 donne au côté gauche sa première visibilité, elle lui transmet aussi de profondes et durables contradictions. Tout d’abord, la confrontation entre les espérances nées des utopies émancipatrices et les déceptions qu’elles provoquent aussitôt. Dans le Dauphiné, dès février 1789, les paysans de Saint-Marcellin (dans l’Isère actuelle) reprochent aux premiers députés du tiers état de ne pas vraiment les représenter. Une fois le processus révolutionnaire enclenché, les failles entre les élites révolutionnaires et le peuple apparaissent au grand jour. Comme le montre l’historien Antoine Lilti, les premières ressentent vis-à-vis du second le même inconfort que les philosophes des Lumières avant elles : leurs ambitions universalistes entrent en conflit avec leurs propres préjugés sociaux. Résultat : dans la Constitution qui se profile, les classes populaires, les femmes, les hommes de moins de 25 ans, mais aussi les juifs, les protestants ou les non-Blancs sont considérés comme trop peu civilisés pour participer de plein droit à la vie de la cité.

 

Monarchistes contre « démagogues »

A l’automne, le rideau se déchire. Dans les colonies, les esclaves s’insurgent. Partout le camp des déçus grandit : des ouvriers, domestiques, nobles sans fortune, curés, religieux ruinés ou choqués par la nationalisation des biens du clergé se retournent contre ceux qui, quelques mois auparavant, s’avançaient pleins de promesses. La bataille pour le soutien du peuple est engagée et la gauche révolutionnaire fait face à des questions appelées à un long avenir : comment représenter le peuple lorsqu’on n’en est pas issu ? Et parler pour les provinces quand on gouverne à Versailles ou à Paris ? Comment concilier la dynamique de radicalité et l’exercice du pouvoir ? Les journalistes Marat ou Loustalot dénoncent les nouveaux élus parisiens, le maire Bailly en tête, coupables de trahir le peuple. Les sociétés populaires se déchirent : à gauche du Club des jacobins qui, jusqu’ici, avait principalement porté la voix des « nationaux », le Club des cordeliers défend une ligne plus radicale, attentive aux revendications des districts et des sections, dans lesquels l’expérience de l’autonomie communale ravive d’anciennes traditions médiévales. L’histoire de la gauche commence avec celle de ses fragmentations.

 

Démissionnant de leur mandat de député, beaucoup de monarchistes plus ou moins prononcés accusent les « démagogues » du côté gauche de s’imposer par la force à l’Assemblée, en couvrant de leurs cris la voix de leurs adversaires. Ils leur reprochent surtout de recourir au chantage à la violence populaire. Le procès en « populisme » ne dit pas encore son nom. Au début de 1790, les conservateurs comme Antoine de Rivarol se présentent comme les « vrais » représentants des provinces populaires, accusant les radicaux de sacrifier la réalité locale sur l’autel des utopies philosophiques et de leur vision centralisatrice de l’Etat. Les gauches du futur n’échapperont pas, elles non plus, au procès en idéologie.

 

Le « juste milieu » et les « extrêmes »

A partir de juillet 1790, dans la foulée de la grande fête de la Fédération, ceux qui se présentent comme les « impartiaux » dénoncent les ravages de la polarisation. Ils rangent le côté gauche avec le côté droit dans le camp des « extrêmes », accusés de mener, sous l’apparence d’une opposition frontale, un combat identique contre une sortie de crise modérée et consensuelle. « Impartiaux », ces hommes ne le sont pourtant pas. En faisant l’éloge du citoyen « qui n’épouse aucune querelle, qui ne prend point de parti contre un autre », le député dauphinois Jean Antoine d’Agoult contribue comme bien d’autres à inventer une nouvelle culture politique, de long terme : celle de l’extrême centre, qui, comme l’explique l’historien Pierre Serna, défend une conception autoritaire, technique et conservatrice du pouvoir sous les apparences du « juste milieu ». Le piège s’est en tout cas refermé pour longtemps sur le côté gauche : il fait partie des « extrêmes ».

 

La fuite ratée du roi, en juin 1791, rebat les cartes. Désormais séparés des « feuillants », favorables aux compromis avec Louis XVI, les jacobins se voient eux-mêmes débordés par les cordeliers, engagés dans une voie républicaine. Quelques mois plus tôt, le refus du pape Pie VI d’accepter la Constitution civile du clergé avait creusé d’autres fossés : héritiers de la culture anticléricale du siècle, une partie des radicaux approuve les persécutions contre les prêtres réfractaires, assimilés à des fanatiques et à des traîtres. La subordination du pouvoir religieux au pouvoir civil laisse place à un objectif bien plus étendu : séculariser la vie publique. Une tradition qui sera reprise au tournant du XXe siècle sous d’autres formes, sous le nom de laïcité.

 

Radicalisation populaire

A l’automne 1791, le débat sur la guerre polarise encore plus les opinions. Attaché aux idées de paix, d’hospitalité et de fraternité entre les peuples, conscient que le roi peut parier sur une défaite pour rétablir son pouvoir, le parti gauche y est plutôt opposé. Mais la peur de l’invasion étrangère et la terreur de l’ennemi intérieur attisent les haines. La violence de « la Marseillaise », qui appelle à faire couler le « sang impur », témoigne de ces ambivalences. Composé en avril 1792, au moment où la France déclare la guerre au roi de Bohême et de Hongrie, ce chant parle du sang des tyrans et non de celui des peuples, que les révolutionnaires français promettent de libérer. Mais dans la tête des soldats volontaires qui partent au combat, le nationalisme et la xénophobie se mêlent souvent à l’idéal de la solidarité sans frontières dont rêvent encore les patriotes des Lumières.

 

Le 10 août, la famille royale est arrêtée. Les Français entrent de fait en république. Le duc de Brunswick, chef de l’armée prussienne, menace de livrer Paris à une « exécution militaire ». Tous les débordements deviennent possibles. En septembre, des milliers de prisonniers, soupçonnés de fomenter un vaste complot, sont assassinés. Les députés montagnards, ainsi appelés parce qu’ils siègent en haut à gauche de la Convention nationale, ferment les yeux. Marat va jusqu’à justifier les violences. Avec Danton et Robespierre, eux-mêmes pris au piège de la radicalisation populaire, il devient le « monstre » à abattre. Le mot « jacobin » est désormais synonyme de « cannibale ». Pourtant, la mise en place d’un vaste état d’exception au printemps 1793 ne doit rien aux plus radicaux. Aujourd’hui connus sous le nom de « girondins », ce sont les brissotins, républicains modérés et sincères défenseurs des libertés, qui n’hésitent pas à suspendre un peu plus le droit ordinaire pour mieux armer la République face aux dangers qui la menacent.

 

Robespierre : un monstre de gauche ?

Elu aux Etats généraux à la suite de ses combats dans les prétoires de l’Artois contre les abus, Maximilien Robespierre s’impose à l’Assemblée comme un des grands membres du courant démocrate. Opposé à la loi martiale et à la peine de mort, il veut une liberté d’expression illimitée et dénonce la traite négrière. Comment expliquer qu’il devienne, quatre ans plus tard, la figure détestée du tyran, artisan de la Terreur ? Son tournant autoritaire est réel. Il relève d’un retournement politique collectif et ne résume pas l’éventail de ses positions. Membre influent du Comité de Salut public, théoricien du gouvernement révolutionnaire, il se présente comme une figure possible d’un centre radical, combattant autant les « talons rouges » (les nobles) que les « bonnets rouges » (les militants populaires). Une image plus nuancée que les stéréotypes qu’on lui a associés.

 

La Convention nationale, la Commune insurrectionnelle et les sections de Paris sont les pôles les plus visibles de cette radicalité répressive au pouvoir, que l’on appellera plus tard la « Terreur ». Partout sur le territoire en guerre, les clubs comme celui, féminin, des Amies de la Vérité et de l’Egalité animent la vie politique. Dans chaque commune, les comités de surveillance contrôlent les « suspects ». La figure du sans-culotte devient l’emblème stéréotypé du bon citoyen. Face à la peur de l’ennemi, sous la pression populaire, les montagnards complètent l’arsenal répressif, plus ou moins directement responsable d’environ 40 000 exécutions et 200 000 morts dans la Vendée insurgée. Ces violences retournent une partie du peuple contre la République. Incapables de questionner ce sanglant héritage, les gauches à venir en paieront longtemps le prix.

 

La Constitution de 1793

Impitoyables envers les « hors-la-loi », les hommes au pouvoir mènent en même temps un intense travail de cohésion sociale. La nouvelle Constitution et la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » de 1793 affirment le suffrage universel direct, le devoir d’insurrection contre l’oppression ou encore le droit à l’assistance et au travail. Mais ces textes sont suspendus jusqu’à la paix. Les lois du maximum des prix et des salaires et une politique d’assistance publique sont malgré tout mises en œuvre, tant bien que mal. Conquise de fait par l’insurrection de Saint-

Mais la paix tarde à venir. Jacques Roux, leader des « exagérés » ou « enragés », demande que l’on relance à la fois la Révolution et la répression. 1789 a favorisé l’ascension de nouveaux oppresseurs, qu’il appelle les « financiers » ou, déjà, les « capitalistes ». Dans son journal, Jacques-René Hébert attise les haines à travers la figure du Père Duchesne et ses fameuses « grandes colères ». Georges Danton ou Camille Desmoulins critiquent au contraire l’incontrôlable course à l’état d’exception qui, échafaudé pour protéger la République, la menace désormais. Accusés de « modérantisme », ces « indulgents » sont exécutés, tout comme les hébertistes. Maximilien Robespierre se trouve maintenant au centre du jeu. Après avoir tenté d’instaurer le culte de l’Etre suprême, une religion civile destinée à renouer les liens de la cité meurtrie, comme l’explique Sophie Wahnich, il est éliminé presque sans coup férir les 27 et 28 juillet 1794. C’est un tournant majeur. Pendant de longs mois, la répression s’abat sur les figures compromises dans ce que l’on appelle le « système de Terreur ». Les lois économiques et sociales sont démantelées : à l’hiver 1794-1795, le maximum est abandonné, mettant fin au blocage de l’inflation.

 

Mais le côté gauche n’a pas dit son dernier mot. En avril et en mai 1795 (germinal et prairial an III), les classes populaires radicales réclament la baisse des prix du pain et l’application de la Constitution de 1793. Surnommés avec ironie les « crêtois », les derniers montagnards défendent leurs idéaux jusqu’au dernier souffle : ils deviennent les « martyrs de prairial ». Définie par la Constitution du 22 août 1795, la nouvelle République directoriale réinstaure une grande partie des libertés mais tourne le dos aux projets démocratiques et sociaux. Surveillés, réprimés, les anciens jacobins sont qualifiés de « terroristes ». Ils sont les nouvelles victimes de la Terreur blanche du printemps 1795.

 

La conjuration des Egaux

Les républicains « prononcés » ou « énergiques » ne disparaissent pourtant pas de la vie politique. Dans l’opposition ou dans la clandestinité, ils tentent de dénoncer la République du « juste milieu », fondée sur le modèle bourgeois du citoyen propriétaire, raisonnable et modéré – mais aussi sur l’exclusion et la répression des classes populaires. En mai 1796, les membres de la conjuration des Egaux, menée par Babeuf, sont arrêtés : il existe donc encore des projets de renversement de l’ordre social, visant, notamment, à supprimer la propriété privée. A l’Assemblée (le Conseil des Cinq-Cents), les « démocrates », partisans d’un gouvernement représentatif, relaient leurs idées dans le « Journal des hommes libres ».


Au Club du Panthéon puis à celui du Manège, les nouveaux jacobins s’organisent. Forts des idées de paix et de fraternité universelle, ils sont aussi les seuls, autour de Pierre-Joseph Briot, à relayer le cri de leurs frères italiens, qui, après quatre ans de présence française, ne croient plus aux promesses de libération : dans ses « Républiques sœurs », la « Mère Patrie » se comporte aussi comme une « Grande Nation » soucieuse de défendre ses intérêts. Cette poussée jacobine aurait pu infléchir le régime. Appelé à la rescousse depuis l’Egypte, un ancien partisan de Robespierre appelé Bonaparte en décidera autrement. Le coup d’Etat des 18 et 19-Brumaire (9 et 10 novembre 1799) plonge les républicains, surtout plus les radicaux d’entre eux, dans une marginalité qui durera presque tout le XIXe siècle. Après des dizaines d’années de clandestinité et de révolutions, ils deviendront sous la IIIe République l’une des deux grandes familles politiques de la vie parlementaire française : la « gauche ».


(*) Ce article a été initialement publié sur Le Nouvel Obs sous le titre " La tumultueuse histoire de la gauche (1/25) 1789. Comment la « gauche » fut inventée ".

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