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Iran : de Mahsa Amini à Ahou Daryaei, retour sur une révolte au féminin


Par ELLE

Des sous- vêtements comme des armes. Un dévoilement qui tient du combat. Le 4 novembre, le monde entier l’a vue marchant, le corps découvert, devant l’université islamique Azad, à Téhéran. À la clé, une vague d’émotion immense. Les informations divergent selon les sources, mais l’étudiante en littérature française, harcelée par la sécurité de la faculté pour sa tenue, aurait ôté ses vêtements dans un geste de protestation. De désespoir, aussi ? Filmée par des jeunes filles depuis une fenêtre, on la voit déambuler lentement, bras croisés, au milieu d’une foule qui détourne le regard. Autour d’elle, les autres étudiantes sont voilées de noir, rendant sa nudité et sa solitude d’autant plus dissonantes. Parfois, Ahou lève le visage vers le ciel, semble se parler à elle-même comme pour se donner du courage.


L’incarnation de la rébellion

Depuis, une question nous hante : quelles pensées la traversent alors que ce geste la destine aux geôles du régime iranien ? Quelle force, quel élan sacrificiel peuvent porter ainsi une femme qui se sait condamnée ? « Lorsque nous avons vu la vidéo, nous avons ressenti de la stupéfaction, puis de la peur. Ensuite sont venues les larmes, beaucoup de larmes, nous confie Mona Jafarian, cofondatrice de l’association Femme Azadi (“liberté”). Nous avons tout de suite mesuré que ce geste était historique, mais nous savons aussi que les conséquences seront terribles pour elle. » Une autre vidéo montre en effet l’arrestation de la jeune femme. Selon divers témoignages relayés par les opposants au régime, Ahou Daryaei a ôté sa culotte avant d’être violemment battue par des hommes sortant d’une voiture.


Certains affirment qu’elle avait la tête en sang quand elle a été embarquée de force. « Le régime a mis en place sa propagande habituelle en la faisant passer pour une folle, déplore Mona Jafarian. Nous avons collecté des témoignages de jeunes femmes à qui ils ont fait la même chose. La République islamique estime que celle qui montre ses cheveux ou son corps souffre d’une “maladie psychiatrique du dévoilement”. Ce serait un syndrome à soigner de la même manière qu’il y a des thérapies de conversion pour les homosexuels.


On fait la même chose avec les Iraniennes : on les envoie dans des espèces d’instituts dits “psychiatriques”, mais qui sont en réalité des centres de torture. Elles y sont droguées, brisées psychologiquement. Il y a aussi de nombreux cas de violences sexuelles. Le rapport d’Amnesty International à ce sujet est terrible. Il démontre que les viols sont systémiques. La plus jeune victime qui témoigne a 12 ans. On est face à une barbarie totale ».


Faire passer le geste d’Ahou Daryaei pour un acte isolé, un coup de folie plutôt qu’un acte politique, c’est l’obsession du régime. En vain. En quelques heures, la vidéo a été relayée et vue des millions de fois. « Elle est virale car elle offre une vision spectaculaire, analyse Chahla Chafiq, sociologue spécialiste de la condition des femmes en Iran. Ces images montrent, en quelques secondes, comment le corps des femmes est un lieu politique, et comment elles sont au centre du changement. C’est un tableau saisissant de la société iranienne et de l’époque, mais qui s’inscrit aussi dans une plus longue temporalité. Depuis presque trois décennies, nous sommes habitués à voir ces scènes à la fois imbibées d’une grande violence et d’une profonde résistance.


En 1994, déjà, une séquence très choquante marquait les esprits : Homa Darabi, une médecin psychiatre militante des droits des femmes s’est immolée par le feu sur la place publique pour protester contre le voile obligatoire. En 2017, Vida Movahed a brandi son foulard dans la rue, une performance incroyable en plein cœur de Téhéran. Ces images se succèdent, les unes après les autres. »


Des Iraniens manifestent à Saqez, dans la province du Kurdistan, après la mort en détention de Mahsa Amini, le 26 octobre 2022. © Zuma/ABACA In ELLE

Des actes de bravoure et de résistance qui ont aussi façonné la mythologie de la révolte « Femme, vie, liberté » déclenchée par une énième exaction : l’assassinat de Mahsa Amini le 16 septembre 2022 pour un voile porté de manière trop lâche. Malgré une répression sanglante et l’arrestation massive de manifestants, des milliers de femmes (et d’hommes) ont risqué leur vie, brûlant leurs foulards en pleine rue, postant des messages politiques sur les réseaux sociaux.


Depuis deux ans, les Iraniens tiennent le décompte macabre de leurs martyrs, dont certaines sont devenues des symboles. Comme Nika Shakarami, adolescente de 16 ans torturée, violée puis jetée d’un toit. Comme Sahar Khodayari, qui s’est, elle aussi, immolée par le feu devant le tribunal de Téhéran. La jeune femme de 29 ans risquait six mois de prison pour avoir voulu assister à un match de football.


Comme Armita Garawand, assassinée en octobre 2023 dans le métro pour un voile mal mis. Amnesty International parle d’une « guerre contre les femmes et les filles ». Pour le régime, elles sont devenues l’incarnation de la rébellion, et donc des cibles à abattre. « Il faut se souvenir de ce qui s’est passé pendant les révoltes de 2022 dans les écoles primaires, les collèges, les lycées et les universités, rappelle Mona Jafarian. De très jeunes filles décrochaient les portraits des guides suprêmes, les brûlaient, elles chassaient les directeurs d’école. » Le courage des Iraniennes a fait vaciller le régime des mollahs, qui assoit son pouvoir sur le contrôle social et politique des femmes. Il tente, par tous les moyens, d’étouffer leurs voix. Depuis novembre 2022, plusieurs milliers de jeunes écolières ont ainsi été victimes d’empoisonnement au gaz dans plus d’une centaine d’écoles.

« Leur détermination est totale »

Répression accrue, surveillance permanente : les Iraniennes sont harcelées au quotidien ou arrêtées pour une mèche de cheveux apparente, une vidéo jugée contraire à la pudeur… Exemples parmi tant d’autres : Donya Rad a été emprisonnée en 2022 après avoir posté une photo d’elle prenant le petit déjeuner avec une amie tête nue. En janvier dernier, Roya Heshmati a reçu 74 coups de fouet pour une photo chevelure visible, puis pour avoir refusé de se couvrir la tête face au procureur et à l’agent d’exécution de la peine. « Mets ton coran sous le bras et frappe », lui aurait-elle répondu, selon son récit publié sur Facebook.


En mars, cinq jeunes femmes ont été interpellées pour s’être filmées dansant sans voile et en crop top sur « Calm Down », le tube du chanteur nigérian Rema. « Et celles qui ont été libérées après les manifestations sont toujours en grand danger, rappelle Monia Jafarian. À chaque date anniversaire importante, comme celle de la mort de Mahsa Amini, en septembre, il y a de grosses vagues d’arrestations : leaders d’opinion, artistes, familles de victimes sont systématiquement emprisonnés. Il y a deux semaines, la mère de Nika Shakarami a été arrêtée, on est sans nouvelles d’elle. Il suffit d’un tweet, d’un message, d’une sortie sans voile, d’un mot, même d’une rumeur. »


En avril, alors que la police des mœurs semblait avoir relâché son étau, de nouvelles lois répressives sont entrées en vigueur. Le « Plan de la lumière » a ainsi réaffirmé l’obligation de respecter le port du voile. Depuis, les scènes d’affrontement entre femmes et forces de l’ordre se multiplient. Amnesty International a constaté « une nette augmentation, dans les lieux publics, du nombre de patrouilles de sécurité, à pied, à moto, en voiture et en fourgon de police, chargées de veiller à l’application du port obligatoire du voile ». Selon l’ONG, cette répression se traduit par des courses-poursuites en voiture pour arrêter les conductrices, des incarcérations, des flagellations.


Le 22 juillet, des policiers iraniens ont tiré sur la voiture d’Arezou Badri, âgée de 31 ans, la blessant grièvement. En août, une vidéo a montré deux adolescentes de 14 ans, ayant retiré leur foulard, violemment agressées par la police des mœurs. Les universités, comme celle où étudie Ahou Daryaei, sont particulièrement surveillées : « Il y a des systèmes de contrôle à l’entrée avec des gardes internes à l’université, détaille Mona Jafarian. On vérifie que les étudiantes portent bien le “maghnae”, une cagoule noire très couvrante. Il y a aussi des caméras dans les salles de classe. » L’un de ces contrôles serait à l’origine de la révolte d’Ahou Daryaei, selon certaines sources anti-régime.


« Ce qui fait peur au régime, c’est quand une vidéo devient virale, qu’elle est partagée par les médias étrangers »

Mais rien ne semble faire plier le courage des femmes. « Nos sources en Iran sont unanimes : dans les grandes villes, la majorité d’entre elles ne portent plus le voile, affirme Mona Jafarian. Le régime est dans un cul-de-sac : au début, ils ont saisi les voitures, fermé les universités, interdit les voyages, les réseaux sociaux, ont renforcé la police des mœurs qui frappe les femmes à coups de matraque, ont mis des amendes très lourdes… mais cela ne fonctionne pas. On parle beaucoup de la vidéo d’Ahou, mais chaque jour des dizaines de vidéos montrent des femmes sans voile. Il existe des centaines de milliers de comptes Instagram qui postent ce genre de choses. Ce qui fait peur au régime, c’est quand une vidéo devient virale, qu’elle est partagée par les médias étrangers. Alors ils se mettent en chasse. » Et l’activiste de poursuivre : « Ce qui revient dans tous les témoignages, dans tous


Pour Chahla Chafiq, le mouvement « Femme, vie, liberté » est bien « une révolution existentielle qui a réussi. Si le régime n’est pas renversé maintenant, ce sera pour demain. La vidéo d’Ahou est l’arbre qui cache la forêt, la résistance est à l’œuvre partout et elle est protéiforme. Contrairement à ce qui a pu se passer dans d’autres pays, les Iraniennes n’ont jamais quitté le monde du travail ni le champ social. Les familles des prisonniers organisent aussi des petits rassemblements sur les tombes. Ce n’est pas spectaculaire, mais c’est une réalité très importante ».


Une réalité qui pourrait déboucher sur un nouvel embrasement ? « À un moment ou un autre, une étincelle peut tout faire repartir, assure Mona Jafarian. Cela peut être une vidéo comme celle d’Ahou, une frappe israélienne qui toucherait le guide suprême, un commerçant qui ferait un geste héroïque parce qu’il n’arrive plus à boucler ses fins de mois… L’Iran, c’est une Cocotte-Minute, avec un peuple qui est opposé au régime à plus de 85 %. Dans l’une des universités de Téhéran, il y a une quinzaine de jours, des étudiants et des étudiantes ont à nouveau scandé le slogan “Femme, vie, liberté”, que l’on n’entendait plus depuis plusieurs mois. » Ahou Daryaei faisait peut-être partie, elle aussi, de ce chœur invaincu.



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Photo à la Une : Une manifestation en mémoire de Mahsa Amini, à Rome (Italie), le 16 septembre 2023. - © Mauro Scrobogna/LaPresse/Shutter/SIPA

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