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IA et propriété intellectuelle : Vers un nouvel imaginaire collectif

Avec l’IA, loin de disparaître, l’imaginaire envahit le monde des produits. Est-ce une bonne ou une mauvaise nouvelle ? Tout dépend du type d’imaginaire collectif que nous saurons développer pour maîtriser cette prolifération techno-imaginaire. Trois scénarios sont en effet concevables.



2è partie


Avec l’IA, loin de disparaître, l’imaginaire envahit le monde des produits. Celui de la production augmentée, tout d’abord. Il fait un brusque retour sur les débuts de la révolution industrielle, en plaçant la puissance de la technologie au service exclusif de l’imaginaire de quelques entrepreneurs visionnaires. Avec l’IA, un même individu peut ainsi prétendre repenser les moyens de paiement, concevoir des voitures se conduisant elles-mêmes, réguler l’accès à une constellation de satellites entre deux nations en guerre, imposer sa vision de la liberté d’expression sur les réseaux, ouvrir un nouvel horizon au peuplement humain en colonisant Mars, vaincre le temps en instaurant (au moins pour certains) un régime d’immortalité – et démanteler l’État fédéral américain. Ce scénario ne laisse guère de place à l’intelligence collective et à la démocratie.


Un deuxième scénario est celui de la consommation virtualisée. Il amplifie la logique de la société de consommation, mais la matérialité des objets se rétracte face à l’hypertrophie de l’imaginaire sur les réseaux sociaux. L’IA permet alors de remodeler son visage, d’intensifier son regard, de pulper ses lèvres, amenant chacun à projeter une image idéale de soi telle qu’elle satisfait, sur l’instant, le narcissisme tout en favorisant, à terme, des troubles pour celles et ceux qui ne supportent plus la vue de leur corps réel. Cette déception de soi peut être à la base d’une demande si forte qu’aucun produit ne saura la satisfaire et que l’issue de la chirurgie esthétique s’impose, même pour des adolescents. Ce second scénario est plus collectif que le premier mais il démocratise également les risques de dérèglements psychiques.


Le troisième scénario est celui de la rencontre de l’IA et des impératifs écologiques. On le constate déjà avec le double mouvement de la réduction des emballages et du recyclage. Un nouveau récit collectif pourrait accompagner et amplifier cette transformation. La logique économique traditionnelle est linéaire : il s’agit d’extraire, de produire et de jeter. C’est ce paradigme que remet en cause l’économie circulaire : il s’agit désormais de réduire, de réparer et de recycler tous les produits, conçus dès leur origine dans une perspective de recyclabilité totale(10). Mais, plutôt que de « réduire », il est de plus en plus question de « revendre », comme on le voit avec le développement du marché d’occasion sur des plateformes numériques. Cela peut se traduire par un allongement de la durée de vie des produits, par exemple pour des vêtements d’enfants revendus au fur et à mesure qu’ils grandissent. Mais ces plateformes contribuent indirectement à la croissance vertigineuse de ce marché, car elles déculpabilisent les consommateurs, qui achètent d’autant plus qu’ils savent qu’ils pourront aisément revendre.


A contrario, l’IA pourrait amplifier la capacité des objets à mobiliser la puissance humaine créatrice(11). Au croisement de l’écologie et de la science-fiction, Alain Damasio écrit ainsi qu’on peut faire naître un nouvel imaginaire collectif en s’efforçant de « vivre en Japonais(12) ». Au Japon en effet, une conception esthétique relie ainsi deux principes : la simplicité (wabi) et la patine des objets, leur altération par le temps (sabi). Inspirée par le bouddhisme et le taoïsme, cette philosophie nourrit le kintsugi qui est une méthode de traitement des vases, des assiettes, des verres ou des plats en céramique ou en porcelaine qui ont été fêlés ou brisés. L’artisan les répare avec de la laque saupoudrée de poudre d’or afin, non de dissimuler, mais de magnifier la valeur du temps qui passe. Comme le visage d’un vieux sage traversé par les rides de l’expérience, les produits sont embellis par les blessures et les coutures de la vie.


Avec le réemploi, l’économie circulaire peut développer un maillon créatif qui renforce son projet d’ensemble. Il ne s’agit pas seulement de réparer, mais de contribuer à la renaissance ou à la métamorphose des objets. Comme l’écrivait Baudrillard, « la séduction est plus forte que la production. […] Elle est plus forte que le pouvoir. […] Elle est un processus circulaire, réversible, de défi, de surenchère et de mort(13) ». C’est en plaçant l’IA au service d’un tel projet qu’on pourrait l’associer au dépassement des impasses actuelles et à l’émergence d’un nouvel imaginaire collectif.



Notes :


10. Voir Kenneth Boulding, “The Economics of the coming spaceship Earth” [1966], dans Henry Jarrett (sous la dir. de), Environmental Quality in a Growing Economy, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1971, p. 3-14. Avant d’être utilisée pour nourrir des fantasmes d’évasion de notre planète polluée et de colonisation de Mars, la conquête spatiale offrait ainsi un cadre pour penser une bifurcation, un changement de modèle. Voir aussi Michael Braungart et William McDonough, Cradle to cradle. Créer et recycler à l’infini [2002], trad. Alexandra Maillard, Paris, Gallimard, coll. « Manifestô-Alternatives », 2011.

11. Voir Tim Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture [2013], trad. Hervé Gosselin et Hicham-Stéphane Afeissa, Bellevaux, Dehors, 2017.

12. Alain Damasio, Vallée du silicium, Paris, Seuil, coll. « Albertine », 2024.

13. Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Denoël, 1975, p. 67.

 

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