L’IA aux frontières de l’esprit
- ESPRIT
- 20 avr.
- 5 min de lecture
Il serait vain et paresseux de se laisser définitivement emporter par l’angoisse dystopique. Ce dossier s’attache ainsi à montrer qu’il nous faut puiser dans notre héritage et notre patrimoine pour permettre une tension et une résistance devant ce qui se déploie comme une lame de fond.

Partie 2
En rappelant ce que signifient « penser », « créer », « dialoguer » ou même « aimer », il est possible de se prémunir contre cette agressivité du béhaviorisme numérique. Une IA ne « parle » que dans la mesure où l’on réduirait le langage à une simple probabilité d’agencements d’informations. Elle ne sera pas non plus « conscience », dès lors qu’une conscience sera entendue comme incarnation, corps pensant.
La pensée de la Silicon Valley, faisant la part belle au cognitif, se heurte à ces irréductibles que sont le corps et la chair. Sans entrer dans la multiplicité des approches du corps promues par les nouvelles technologies, ce dernier y est avant tout considéré comme un objet de performance à améliorer ou à réparer et un support affectif à solliciter. Mais il sera peut-être l’ultime bastion de résistance, garant de notre rapport au monde.
Dans le même temps, les interrogations soulevées par les IA promues par la Silicon Valley ne doivent pas nous faire oublier la myriade d’initiatives et de réflexions en cours et déjà anciennes. L’IA peut ne pas être ce monstre technique qui engloutit tout principe démocratique sur son passage. Des expérimentations démocratiques réussies fondées sur le numérique ont ainsi vu le jour un peu partout à travers le globe – comme à Taïwan à la suite de la révolution des Tournesols de 2014 et la mise en place de la plateforme vTaiwan ou Decidim à Barcelone, open source et sous le contrôle des citoyens –, qui laissent espérer un autre virage technique, cette fois démocratique.
Mais la création d’IA plus responsables et conscientes des enjeux contemporains, si elle est souhaitable et indispensable, ne sera pas pour autant suffisante. Dans ce que Bernard Stiegler nomme la société de la « disruption »(8), où tout doit toujours aller plus vite et où la technique doit en permanence disrupter la société, la régulation et l’éthique apparaissent comme des « après coup » bien fragiles. Évidemment, une régulation démocratique est nécessaire et constitue à certains égards notre force et la singularité européenne. Elle devient un moyen de regagner des marges de manœuvre. Mais il ne faut aucunement sous-estimer la dynamique libidinale qui porte le désir d’IA : la rapidité, l’attestation de soi, la fluidité et la délégation des tâches sont des pentes périlleuses, renforcées par l’anthropomorphisme en jeu.
Autant de promesses relayées par un marketing massif. C’est pour cela que l’appropriation doit être rendue possible dès la conception de ces technologies et leurs applications. Un « faire » engagé dans un sens et des finalités alternatives, valorisées et concrètement soutenues. L’IA est porteuse de grandes promesses et de grandes avancées techniques et technologiques dans des domaines aussi divers que la prévision météorologique, la défense des langues, la santé, la traduction, la sécurité, la lutte contre la crise climatique ou les risques cyber. Mentionnons, à titre d’exemple, le projet « Delacroix numérique » lancé par Sorbonne Université qui propose une plongée dans l’œuvre du peintre(9) (numérisation des 2 500 lettres de sa correspondance, analyse fine et croisée de ses œuvres, reconstitution d’œuvres détruites…).
À l’imaginaire de l’efficacité, de l’hyper-rapidité et d’un prétendu triomphe de la rationalité, il nous faut opposer, si ce n’est imposer, d’autres représentations. Sur la ligne de front que notre dossier définit, la littérature et la fiction sont une précieuse ressource. L’écrivain de science-fiction Philip K. Dick, dans plusieurs de ses récits, met à l’honneur la figure du bricoleur, variante particulière du grain de sable dans la machine(10). Amateur, curieux, habile, il se distingue par sa profonde humanité, jusque dans la maladresse. Hors des rets de la technicité ou de la rentabilité, il parvient grâce à la somme de ses expériences et au gré de ses curiosités à réparer voire – parfois malgré lui – à défaire les systèmes les plus oppressants ou les plus étouffants. Autrement dit, il se donne comme un échappement et une échappatoire. Ce détour par la fiction est le rappel simple d’une irréductibilité de l’homme.
Gilles Deleuze, dans son analyse des « sociétés de contrôle », proposait quant à lui la figure du hacker, à rapprocher de celle du saboteur. Le hacker ne se contente pas d’optimiser le système, il en perturbe les logiques, créant des brèches pour développer d’autres usages et d’autres imaginaires. La situation, sur ce plan, n’est pas inédite. Le développement des technologies de l’Internet, souvent présenté comme une promesse de décentralisation et d’émancipation, a pourtant conduit à un renforcement inédit des asymétries de pouvoir et de l’accaparement des dispositifs. L’utopie initiale d’un Internet horizontal et démocratique, qui aurait permis aux citoyens de prendre le contrôle de leur environnement informationnel dans le cadre d’un contrat social plus participatif, s’est heurtée à la concentration des infrastructures et des ressources dans les mains d’un petit nombre d’acteurs privés et publics. À l’ère de l’IA, la question des communs numériques11s’impose plus que jamais et avec force. Nombreux sont les projets et les tissus associatifs s’attachant à la transparence des données et soucieux des finalités des technologies élaborées.
L’IA comme technologie renouvelle et trouble l’acception du terme « machine » tel qu’admis jusqu’à maintenant. Elle constitue, en quelque façon, une forme d’altérité. Comme dans le film Her de Spike Jonze, elle se fond dans l’intime jusqu’à redéfinir les contours du lien à l’humain et au corps. L’élément le plus saillant du récit n’est pas tant l’emprise que l’IA acquiert sur son compagnon humain que son maintien dans une altérité radicale : elle s’émancipe de son propriétaire, le laissant esseulé. Toute fantasmatique qu’apparaît cette figure de l’IA, elle permet cependant d’envisager un rapport intrigant et curieux à ce qui, déjà, se donne comme un redoublement du réel avec son étoffe propre et étrange.
Le maintien de l’IA dans son inquiétante étrangeté ouvre des possibilités bien plus prometteuses que l’asservissement auquel nous paraissons condamnés. Plutôt que de penser l’IA comme une dévoration de notre humanité, il serait possible de l’envisager comme un point contreet avec lequel il nous faudra vivre, sans renoncer à définir ce qui doit nous rester essentiel, commun et inaliénable. À nous, collectivement et individuellement, d’en prendre la mesure et de ne pas tomber sous l’emprise d’une optimisation factice de soi et de nos vies. C’est à cette condition que l’exploration de nouveaux horizons de l’IA pourrait se faire, avec cette technologie non pas pour guide, mais comme compagnon de périple.
Notes :
8. Bernard Stiegler, Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016.
9. « “Delacroix numérique” : l’IA au service de l’art et des humanités », Sorbonne Université, en ligne le 13 février 2025.
10. Entretien avec David Lapoujade, « La recomposition des mondes. Dans l’atelier de Philip K. Dick », Esprit, décembre 2021.
11. Bernard Jarry-Lacombe, Jean-Marie Bergère, François Euvé et Hubert Tardieu, Pour un numérique au service du bien commun. Questions anthropologiques et éthiques, Paris, Odile Jacob, 2022.
Lire la 1ère partie : l'IA aux frontières de l'esprit
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