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La force sans le Droit

  • ESPRIT
  • il y a 3 jours
  • 7 min de lecture

En désarmant les institutions du Droit pour leur substituer le seul culte de la force, la seconde administration Trump révèle et accélère une dynamique dont on ne sait jusqu’où elle ira. La revue ''Esprit'' a réalisé à cet effet un dossier (Mai 2025 - N° 321) qui est autant une analyse critique de ce moment de basculement que l’esquisse, en creux, des mobilisations qu’il requiert et dont nous reproduisons ici l'un des articles de son richissime sommaire.


Donad Trump ensanglanté suite à la dernière tentative d'assassinat - Photo afp?com/Rebecca Droke


« La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. »Blaise Pascal

Qu’un pouvoir fort cherche à s’émanciper de tout contre-pouvoir, personne ne s’en étonnera. Mais qu’un pouvoir démocratique – et pas n’importe lequel ! – fasse du droit et des juges ses principales cibles en prétendant ouvrir une nouvelle ère post-libérale, voilà qui mérite qu’on y regarde de plus près.


La seconde administration Trump, au pouvoir depuis janvier 2025, revendique avec fierté une rupture avec les acquis de quatre-vingts ans d’intégration économique et d’unification plus ou moins réussie de tous les pays du globe autour d’un ensemble de principes et de procédures au fondement de la démocratie libérale : le respect de droits fondamentaux attachés à la personne humaine, les mécanismes de la représentation électorale, le contrôle constitutionnel des lois. Et si elle n’est pas à l’origine des courants puissants qui ont conduit cet ordre moral et politique à vaciller sur ses bases, elle accuse de manière éclatante ce qui constitue à n’en plus douter un tournant historique : pour la démocratie américaine d’abord, mais aussi pour l’ordre international dominé par les États-Unis depuis 1945, et enfin pour l’Europe, habituée de longue date à penser sa propre modernité démocratique à l’ombre du géant américain.

L’involution du droit

Le premier acte de cette rupture consiste à désarmer le droit en revenant sur deux périodes fondatrices du droit contemporain. Sur celle des années 1944-1945 tout d’abord, où furent mises en place des institutions destinées à tirer les enseignements de la barbarie nazie1 et de ses causes – notamment le désordre économique consécutif à la crise de 1929 : le procès de Nuremberg, la déclaration de Philadelphie et la conférence de San Francisco, où s’édifia le système de sécurité collective codifié dans la Charte des Nations unies. Sur celle ensuite des années 1989-1991, où émergea un nouveau monde sur les décombres du mur de Berlin et de la guerre froide, entraînant l’évolution du régime multilatéral encadrant le commerce mondial et l’extension d’un droit transnational sous tutelle américaine et la création de la Cour pénale internationale. La nouvelle administration veut « terminer » (dans le sens anglais de « mettre un terme à ») ces deux cycles.


Dans l’idéologie qui se déploie autour de Trump, tous ces droits condamnent le monde à l’obsolescence et l’Amérique à la paralysie. Il faut remettre l’histoire en route. Tout de suite.

Ces droits étaient en effet essentiellement conservateurs : conçus pour inhiber les tendances tyranniques du pouvoir, ils contribuaient de manière plus large à en retarder les effets et à en compliquer l’exercice. En un mot, les droits tracassaient le pouvoir. Ils étaient par ailleurs exclusivement défensifs, affirmant d’emblée des limites à ce que le pouvoir pouvait faire, sans jamais énoncer le contenu positif de ce qu’il devrait accomplir. L’apogée a été atteint quand les avocats, les ONG et les juges ont achevé l’élaboration d’un système juridique transnational organisant la mondialisation économique avec la bénédiction des États-Unis, lui donnant ainsi ses formes, mais marquant aussi ses limites.


L’administration Trump utilise aujourd’hui les mêmes mécanismes que ceux qui avaient été mis en place pour lutter contre la discrimination ou la corruption, mais elle en inverse le sens, pour rétablir la primauté ethnique des Blancs et suspendre le moralisme qui aurait affaibli l’Amérique (c’est ainsi qu’il faut comprendre la demande de Trump de suspendre l’application du Foreign Corrupt Practices Act, qui mondialisait la lutte contre la corruption). Très révélateur à cet égard est le courrier envoyé aux grandes entreprises européennes, début avril 2025, auxquelles il est demandé de mettre fin à toute politique de « diversité, équité et inclusion », tout comme l’attaque contre les Dirty 15, ces pays qui exportent plus vers les États-Unis qu’ils n’importent. L’idée sous-jacente est que les ennemis de l’Amérique se servent d’une pseudo-liberté dans le commerce pour la dévaliser. La mondialisation prétendument vertueuse, censée apaiser la violence par le « doux commerce », n’aurait été qu’un faux-semblant qui dupait l’Amérique et ses good guys ; ces derniers ont décidé de se réveiller et de s’en prendre aux cyniques du reste du monde qui lui ont mangé la laine sur le dos. Trump et Vance sollicitent ainsi une logique vindicatoire ancrée dans l’histoire du peuple américain et qui est censée faire œuvre de justice au-delà du droit.

Le culte de la force

L’édifice du droit demeure, au moins jusqu’à présent, dans son aspect formel, mais il a perdu son statut de référence symbolique. La nécessité d’organiser nos différences et de faire respecter des règles du jeu a cédé aux rapports de force, seuls capables d’action effective dans un monde de plus en plus chaotique. Mais que reste-t-il de la politique lorsque l’on se débarrasse des institutions et des lois ? Il reste les mœurs et, dans le cas américain, une forme particulière de brutalité (comme dans le cas de la mise à pied immédiate des fonctionnaires fédéraux), mais aussi de vengeance (comme dans la poursuite lancée par Trump de tous ceux qui s’étaient opposés à lui, attitude qui ne se limite pas à son cas personnel).


Dans la leçon du 27 janvier 1979, Michel Foucault identifiait les deux voies du libéralisme : celle qui procède du droit et celle qui s’appuie sur la limitation du pouvoir. La première, à laquelle l’administration Trump tourne résolument le dos, « consiste à partir non pas du gouvernement et de sa nécessaire limitation, mais à partir du droit, du droit dans sa forme classique, […] c’est une manière de poser d’entrée de jeu et par une sorte de recommencement idéal ou réel de la société, de l’État, du souverain, du gouvernement, le problème de la légitimité et de l’incessibilité des droits2 » ; l’autre, au contraire, voit dans le marché la seule force qui, par son hétérogénéité au droit, peut arrêter le gouvernement. On peut donc concevoir la liberté soit en la déplaçant dans un univers de représentations du monde réorganisé par l’écriture ; soit à l’inverse, comme une émancipation de toute forme, comme une libération des forces sauvages, naturelles, sollicitant des pulsions aussi archaïques que le ressentiment et la vengeance, dans un affrontement qui refondera une hiérarchie hommes/femmes, Blancs/Noirs, puissants/faibles, puisque le « wokisme » est accusé de nous avoir conduits, au nom de l’égalité et de cette conception liée aux droits de l’homme, à une indifférenciation qui engendre forcément la violence. Celle-ci, libérée à son tour par une extrême droite désinhibée, ne peut être que salutaire3.


Ce n’est probablement pas un hasard si Trump sollicite dans son discours, et plus encore après l’attentat manqué de juillet 2024, le registre du salut. Ce registre est directement invoqué pour se placer au-dessus des lois (“He who saves his country does not violate any law”). Une telle tonalité mystique et même apocalyptique se retrouve dans nombre de conflits contemporains, à commencer par celui qui oppose Israël à Gaza, dans lequel chaque partie semble non seulement jouer son existence, mais revivre un traumatisme fondateur (les pogroms, la Nakba), ce qui désinhibe l’usage de la violence. L’extraordinaire contre l’ordinaire, l’archaïque de la vengeance contre sa sublimation dans le droit, la volonté d’inverser le cours du temps (Make America great again), tout cela caractérise un dépassement du droit par un retour à un archaïque hors du temps, commun à Trump et à Poutine.

L’espérance libérale

La seconde administration Trump a mis à nu des phénomènes qui la précèdent et entrepris d’en accélérer le cours – nul ne sait jusqu’où ira son entreprise de démolition. Il faut dénoncer avec la dernière énergie cette entreprise de liquidation, sans nier la colère et le ressentiment qui travaillent les sociétés démocratiques. Il faut refuser cette vision d’un monde régi uniquement par la force, où ne subsisterait, en lieu et place d’un système international cohérent, qu’une série d’affrontements bilatéraux, surdéterminés par la rivalité systémique entre les États-Unis et la Chine. Dans ce vis-à-vis mortifère, quelle serait la place de l’Europe ? Elle doit se montrer fière de garder la mémoire du « terrible xxe siècle » tout en se montrant inventive. Elle ne peut se contenter de défendre bec et ongles le statu quo ante ; elle aussi doit reprendre le cours de son histoire en reformulant les multiples projets qui l’ont constituée, à commencer par celui des Lumières. Si le moment Trump nous rappelle dangereusement les années 1930 et l’effondrement des démocraties parlementaires qui a ouvert la voie au fascisme, on ne peut non plus se contenter d’en rabattre toutes les caractéristiques sur du déjà-vu. Notre monde a changé ; il n’est plus possible de le penser en faisant abstraction de la révolution numérique qui en modifie la grammaire, qui détruit et reconfigure toutes les médiations sociales.


Il faut refuser cette vision d’un monde régi uniquement par la force, où ne subsisterait, en lieu et place d’un système international cohérent, qu’une série d’affrontements bilatéraux.

C’est pourquoi il faut lire ce numéro d’Esprit autant comme une analyse critique du moment de basculement que nous vivons, que comme l’esquisse, en creux, des combats que notre revue devra conduire dans les années à venir. L’événement est « notre maître intérieur », pour reprendre la célèbre expression d’Emmanuel Mounier, qui distribue ses gages sous la forme d’une espérance.


Notes :

1. Lors de sa confirmation par le Sénat, Pete Hegseth, le futur secrétaire à la Défense, a déclaré : « Nos gars ne devraient pas se battre selon des règles écrites par des hommes respectables dans des salles en acajou il y a quatre-vingts ans », dans une référence évidente aux conventions de Genève. Voir Stéphanie Balme, “The silent parallels of US-China rivalry: A clash of power not of models” [en ligne], The SAIS Review of International Affairs, 4 avril 2025.

2. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), éd. Michel Senellart, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, coll. « Hautes études », 2004, p. 41.

3. C’est un argument que l’on trouve déjà chez Joseph de Maistre.

 

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