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USA : Les cavaliers de l’apocalypse 

Il faut lire ensemble les discours du fondateur de PayPal et du nouveau vice-président pour prendre la mesure de la cohérence idéologique et programmatique du mouvement qui a pris le pouvoir aux États-Unis. Une cohérence fondée sur la perversion de toutes les catégories sur lesquelles repose l’ordre démocratique.


From left: Silicon Valley kingmaker Peter Thiel, JD Vance and Donald Trump © FT montage/AP/Bloomberg/Dreamstime


Le 10 janvier 2025, soit dix jours avant l’investiture de Donald Trump, le fondateur de l’entreprise PayPal, Peter Thiel publiait dans les pages du Financial Times, une tribune intitulée « Le temps de la vérité et de la réconciliation1 ». Un mois plus tard, le 14 février 2025, le vice-président des États-Unis, JD Vance, prononçait à Munich un discours dans le cadre de la Conférence sur la sécurité en Europe, devant un parterre médusé et avare d’applaudissements. Ces deux textes méritent d’être lus ensemble, tant ils se répondent, se complètent et tracent plus qu’un programme, le constat d’un changement d’époque historique. Peter Thiel désigne la réélection de Donald Trump comme une apocalypse, c’est-à-dire une révélation, l’annonce de temps nouveaux. Il désigne les tendances et les institutions de la société américaine qui s’opposent aux transformations en cours, représentantes d’un Ancien régime prérévolutionnaire qui voudrait à tout prix de restaurer un ordre caduc. Dans son raisonnement, la victoire de Donald Trump en 2016 ne doit pas être comprise comme une sortie de route aberrante, mais c’est celle de Joe Biden en 2020 qui doit l’être. Le temps d’un mandat, le démocrate a pu faire croire que l’apocalypse ne se produirait pas.


Or le moment que nous vivons fait enfin sortir de l’ombre les « secrets de l’Ancien régime » ou, si l’on veut, l’Ancien régime du secret, que Biden aurait essayé de faire perdurer « jusqu’aux dernières semaines de l’interrègne ». De quoi s’agit-il, sur quoi ont porté selon Thiel les combats d’arrière-garde des élites démocrates ? Eh bien sur la recherche d’une modération dans la diffusion des contenus sur Internet. La cause semble entendue : « la vieille garde a fait la guerre à Internet, une guerre qu’Internet a gagnée ». Ces mots résonnent avec une acuité particulière, après qu’on a assisté aux cérémonies de vassalité auxquelles se sont livré plusieurs des magnats de la « big tech » dans les mois qui ont précédé l’élection du 47e président des États-Unis. Dans la trame de son argumentation, Peter Thiel égrène les secrets informationnels qu’un État fédéral abusif aurait tenté de taire, contre le droit de savoir et d’opiner de tout citoyen américain : depuis les véritables commanditaires de l’assassinat de Kennedy jusqu’à l’origine réelle de la souche virale qui a déclenché l’épidémie du Covid-19.


De son côté, JD Vance, dont on attendait qu’il fût explicite sur la façon dont la présidence des États-Unis envisageait la phase de négociations avec la Russie, l’Ukraine et l’Union européenne, a utilisé presque l’intégralité de son temps de parole pour reprocher à l’Europe d’avoir trahi l’idéal démocratique. Il n’a pas hésité à dire que le principal ennemi de l’Europe ce serait elle-même, puisqu’elle tournerait le dos à la promesse libérale et démocratique dont elle fut porteuse : « la menace qui me préoccupe le plus pour l'Europe n'est pas la Russie. Ce n'est pas la Chine. Ce n'est pas un autre acteur extérieur. Ce qui m'inquiète, c'est la menace qui vient de l'intérieur - le recul de l'Europe par rapport à certaines de ses valeurs les plus fondamentales, des valeurs qu'elle partage avec les États-Unis d'Amérique ».


À plusieurs reprises, Vance a décliné le thème des élites qui refusent d’entendre ce que le peuple leur dit dans les urnes et à travers les réseaux sociaux. Il adresse aux organisateurs de la conférence le reproche de ne pas avoir convié les partis populistes de droite et de gauche. Il insinue que l’annulation du premier tour les élections présidentielles en Roumanie, quelles qu’aient été les manœuvres numériques orchestrées par Moscou, trahit un affaiblissement de la démocratie.

Mais, comme dans la tribune de Peter Thiel, l’argument central du vice-président JD Vance concerne la modération des contenus diffusés sur Internet. Voici en quels termes il caractérise la volonté européenne de ne pas laisser le chaos informationnel saper les fondements de la démocratie représentative : « cela ressemble de plus en plus à la défense de vieux intérêts bien établis qui se cachent derrière des mots hideux de l'ère soviétique tels que désinformation et mésinformation, et qui n'aiment tout simplement pas l'idée que quelqu'un ayant un point de vue différent puisse exprimer une opinion différente ou, à Dieu ne plaise, voter différemment ». Pas un mot, cela va de soi, de l’exaspération des entreprises de la « big tech » face aux procès perdus contre la réglementation générale et fiscale de l’Union européenne et pour lesquelles l’apocalypse Trump est une divine surprise.


Un populisme assumé qui se déploie au bénéfice des entreprises de la société de l’information, voilà de quoi est fait le nouveau régime.

Ainsi l’Europe se serait soviétisée puisqu’elle a osé conduire la guerre à Internet, selon les catégories choisies par Peter Thiel. Le premier amendement adopté en 1791 (Le Congrès ne fera aucune loi concernant l'établissement d'une religion ou interdisant son libre exercice, ni ne restreindra la liberté d'expression ou de la presse, ni le droit du peuple de s'assembler pacifiquement et d'adresser des pétitions au gouvernement pour obtenir le remède à ses doléances) est brandi pour exiger le démantèlement de toute modération des opinions sur Internet, même lorsqu’elles osent se présenter comme des connaissances attestées. Un populisme assumé qui se déploie au bénéfice des entreprises de la société de l’information, voilà de quoi est fait le nouveau régime. Ce tournant offre un appui décisif aux thèses complotistes, de la lecture QAnon du monde à l’agitation anti-vax.


Les États-Unis et la France ont divergé de longue date sur la question du négationnisme. S’il n’existe pas de consensus en France sur la pertinence de l’interdiction de la profération et de la diffusion de ces thèses, en revanche le refus de l’interlocution avec les négationnistes s’est imposée comme l’attitude la plus salutaire. Après tout, nier la réalité de l’extermination a bien été un élément de la politique engagée par l’État-parti nazi dès 1944. En sorte que reprendre ces mensonges participe bien d’une répétition ou d’une prolongation de la politique nazie elle-même. C’est là une raison suffisante pour que la modération des contenus observe de près tout ce qui pourrait ressembler à une résurgence d’un discours et d’une consigne nazis. Mais cela est encore trop liberticide pour nos défenseurs de l’immodération.


C’est pourquoi l’annonce que les deux cavaliers de l’apocalypse viennent de lancer à la face du monde peut être comprise comme le défi le plus violent que la démocratie représentative, l’État régulateur et la rationalité scientifique aient essuyé depuis les années 1930. Si leur parole dit notre avenir, celui-là ne ressemblera en rien à ce que fut la conquête démocratique de l’après-Deuxième Guerre mondiale.

 

Note :

1. Peter Thiel, « A time for truth and reconciliation », Financial Times, 10 janvier 2025.

Cet article a été publié sur le site/revue ESPRIT sous le titre '' Les deux cavaliers de l’apocalypse : prendre au sérieux JD Vance et Peter Thiel ''.

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